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C’est un Gosseyn quelque peu époustouflé qui versa un petit peu de crème dans sa tasse, tourna et but une première gorgée qui avait incontestablement le goût du vrai café.
En soulevant la tasse, il vit qu’il y avait une demi-douzaine de morceaux de sucre posés sur le bord de la soucoupe ; mais les Gosseyn ne mettaient pas de sucre dans leur café ; aussi les morceaux restèrent-ils là où ils étaient.
Le Troog qui s’était désigné pour étudier les besoins des humains avait découvert l’importance du café. Cette espèce d’application minutieuse le protégeait contre tout autre Troog, d’un échelon inférieur, qui aurait essayé de lui prendre son travail.
Il avait dû faire venir le jeune humain pour cette même raison ; pour l’aider à raffiner sur les détails.
Ce système avait du bon en ce qui concernait les sciences ; ainsi que pour des bagatelles de ce genre. Mais à part cela…
Il reposa sa tasse et regarda le capitaine qui buvait à petites gorgées le liquide contenu dans le verre que l’on avait posé devant lui. Gosseyn secoua la tête en lui disant :
— Comment pouvez-vous résoudre des affaires importantes avec un tel système ? J’ai des difficultés à le concevoir. Là-bas, dans votre galaxie, le Troog qui s’est désigné comme le chef suprême vous maintient en état de conflit permanent avec les humains dzans, n’est-ce pas ?
Encore un autre silence. Les yeux de tous les Troogs restaient fixés, pleins d’espoir, sur leur capitaine.
Gosseyn attendit, et l’une des épaules du gros corps fit un mouvement qui pouvait passer pour un haussement. La petite bouche s’ouvrit pour dire :
— Notre Éminent a ordonné à la race inférieure de se soumettre à ses ordres.
— Quand a-t-il lancé cet ultimatum ? demanda Gosseyn.
Les yeux immenses restèrent fixés sur lui et, d’une voix légèrement surprise, le Troog répondit :
— Personne n’a jamais posé cette question.
La réponse était si riche d’implications que Gosseyn dut exercer un contrôle serré sur le foisonnement d’idées qu’elle provoqua. Pour finir, après avoir dégluti, il dit :
— Cet ultimatum a-t-il été envoyé avant votre naissance ?
— Ou… oui !
Cette hésitation éveilla une réaction bruyante de la part des autres Troogs.
Comme Gosseyn obtenait des réponses, il décida de passer à l’attaque.
— Ici, dans la Voie Lactée, ce fut une grande surprise pour nous de découvrir, lorsque nous sommes allés dans l’espace, que des êtres humains, dont la peau était parfois de différentes couleurs, étaient installés sur toutes les planètes habitables… partout !
« Récemment, poursuivit-il, nous avons appris que nous étions les descendants d’immigrés venus, il y a très longtemps, d’une autre galaxie. Il paraît qu’à cette époque un champ d’énergie malfaisant s’avançait vers ce secteur de l’espace. On construisit donc des millions de petits vaisseaux spatiaux. Chacun emporta deux hommes et deux femmes en état d’animation suspendue, avec des équipements capables de les garder en vie pendant le long voyage de votre galaxie à celle-ci.
« À l’arrivée du navire de guerre dzan et du vôtre, nous avons pensé que les gens qui étaient restés derrière, parce qu’il n’y avait pas assez d’astronefs pour emmener tout le monde, que ces gens, dis-je, n’avaient pas été anéantis comme on l’avait d’abord supposé.
Il prit une profonde inspiration et conclut :
— Pouvez-vous m’expliquer pourquoi deux races humaines, les Troogs et les Dzans, ont survécu à cette effroyable catastrophe ?
Silence. Ils avaient tous les yeux fixés sur lui.
Ce n’était pas le moment de s’arrêter, aussi Gosseyn poursuivit-il :
— Lorsque je vous regarde, capitaine, ainsi que vos collègues réunis dans cette pièce, je vois un humanoïde résultant de la transformation d’un être initial semblable à moi. Vous êtes des mutants. Vos ancêtres auraient donc été soumis à ce nuage d’énergie malfaisante.
« Et, grâce à des mécanismes de défense bien connus en psychologie, vous en avez conclu que ce qui vous était arrivé vous avait rendus supérieurs ; et c’est le nom que vous vous êtes donné : les Êtres Supérieurs.
Le capitaine regardait maintenant par-dessus la tête de Gosseyn. Et les autres Troogs fixaient leur chef.
Soudain… un Troog, dont le corps était nettement le plus gros de tous, se leva d’un bond – sa chaise racla bruyamment le sol – et dit, presque en hurlant :
— Veen, vous n’êtes plus qualifié pour le poste de capitaine. Aussi moi, Yona, je me désigne pour prendre votre place.
Pas un mot de l’étranger qui venait d’être ainsi brusquement identifié par son nom. Il parut s’affaisser sur son siège ; et, chose curieuse, il ne discuta pas l’évaluation que son compagnon venait de faire de lui. Il était apparemment dangereux de se laisser prendre au dépourvu, dans cette société où régnait la compétition.
Ainsi, Gilbert Gosseyn Trois avait-il contribué à renverser un dirigeant troog. Dans une société où la logique primait, il serait intéressant de voir quelles répercussions cet événement allait entraîner.